Le mastic de Chios, premier chewing-gum de l’Histoire

Le mastic de Chios, premier chewing-gum de l’Histoire

© DerbyGrandad

La très belle île de Chios, dans le Dodécanèse, est réputée pour plusieurs raisons. Tout d’abord, comme lieu de naissance d’Homère, le grand poète de l’Antiquité, mais aussi à cause du grand massacre de Chios perpétré par les Ottomans, en avril 1822, un épisode décisif de la guerre d’Indépendance, qui a entraîné la mort de 25 000 Grecs, tandis que 45 000 autres étaient réduits à l’esclavage. Chios est aussi renommée, depuis l’Antiquité, pour ses « arbres qui pleurent », des arbres qui produisent des larmes cristallines, très pures, le fameux mastic (mastiha) de Chios.

Situé au sud de l’île, dans un coin ravissant, près de Pyrghi, l’un des villages de la région de Mastichochoria (les villages du mastic), un musée est entouré par un immense terrain planté de lentisques, les arbres dont on tire le mastic. Le bâtiment tout de pierre, bois et verre emmène les visiteurs dans un voyage à travers le temps, l’histoire, la culture, la présence humaine et les rapports sociaux, qui ont donné naissance depuis l’Antiquité à ce produit singulier.

Le lentisque est un arbre difficile, qui produit son fruit avec labeur. La récolte a lieu en été et le mode de récolte, la façon dont les producteurs récupèrent le mastic, est entièrement naturel. Aucune machine n’intervient, tout se fait à la main. L’écorce de l’arbre est déchirée et c’est à ce moment que commence l’attente. Le récolteur attend patiemment les larmes de l’arbre, pour les récolter une à une, ces larmes qui parfument le sol.

On ne peut pas prévoir quelle sera la récolte (150 à 250 g de résine en moyenne chaque année), pour cela, il faudra attendre que les larmes soient séchées. Au début elles deviennent plus condensées pour se durcir par la suite, tel l’ambre qui a perdu de sa couleur. Mâchez-la, c’est bon pour la santé. De ses extraits, plusieurs huiles essentielles sont produites ainsi que du savon et des produits cosmétiques, des pâtisseries, des loukoums, des boissons chaudes, des pâtes à mâcher (chewing-gum), une liqueur digestive exceptionnelle et bien d’autres produits. Conservez son arôme, respirez-le à fond car ce n’est qu’ici que vous en aurez l’opportunité.

Le mastic de Chios est aussi reconnu depuis 2015 comme un médicament par l’Agence Européenne des Médicaments (EMA) avec deux indications thérapeutiques, pour les problèmes digestifs et contre l’inflammation de la peau.

Si la Grèce devait choisir une seule boisson dont elle devrait être fière, ce serait indéniablement le mastic. Un arbre qui refuse fermement depuis des siècles d’émigrer et de prospérer ailleurs, qui ne pousse nulle part ailleurs que sur l’île de Chios. Il s’agit d’un produit traditionnel unique en soi, sculpté par le microclimat exceptionnel de cette île de la mer Égée.

On atteint Chios, Sakız Adası (l’île du mastic) pour les Turcs, en 50 minutes depuis le port de Çeşme, près d’Izmir, ou en 6 à 8 heures depuis le Pirée. Une liaison aérienne est aussi assurée via Athènes. Mais n’imaginez pas de gros charters ou d’immenses paquebots y déverser un flot continu de vacanciers venus se ressourcer sur une « île grecque ». Le tourisme y est plutôt une affaire de connaisseurs.

On y croise principalement des familles grecques et turques. Ces dernières sont même plus nombreuses depuis 2010, suite à la levée de l’obligation du visa pour les citoyens turcs de la fonction publique munis d’un passeport vert. Les autres s’acquittent d’un visa Schengen à 35€.

On vient d’abord à Chios pour découvrir la culture du mastic (mastiha en grec). Cette résine est extraite des lentisques. Certes l’on trouve ces arbres de deux à trois mètres de hauteur ailleurs dans le bassin méditerranéen, et même en Turquie. Mais seuls les arbres du sud de l’île de Chios produisent une sève qui donnera du mastic. Pas même ceux du nord ! « C’est le résultat d’une combinaison rare entre une espèce d’arbre, un terroir, la pluviométrie et l’ensoleillement », nous explique Vassilis Ballas, seul guide de l’île à organiser des excursions dans les champs de lentisques. Plutôt étonnant lorsque l’on voit autour de soi une terre aride et caillouteuse.

Pourtant, « nul besoin d’arrosage, ni d’un excès de pesticides ou d’engrais », continue Vassilis. « L’arbre se défend seul contre les maladies, peut vivre 100 ans et donnera toujours entre 150 et 250 grammes de résine chaque année ». Le mastic se prête donc à une culture durable qui, sans être biologique, ne recourt pas massivement aux intrants chimiques. Seul du carbonate de calcium, autrement dit de la craie, est visible au pied des arbres. Inoffensive, elle empêche la sève de s’agglomérer avec la terre.

De juillet à septembre, on incise les arbres d’où coulent les fameuses « larmes de Chios ». Elles se solidifient sur le sol au bout de 15 à 20 jours. Puis elles sont collectées à l’aide d’un tamis. « Un travail principalement manuel et pénible », reconnaît notre guide. Les récoltes sont enfin vendues à une coopérative, l’Association des producteurs de mastic, qui centralise le conditionnement et la commercialisation des 150 tonnes de mastic recueillies annuellement.

« Le prix d’achat au producteur dépend de la taille d’une goutte et de sa pureté », nous explique Miltiadis Sarantinidis, salarié de la coopérative. Mais il se veut rassurant : « si les prix varient, notre rôle est de garantir un revenu minimum à chaque exploitant ». Ce sont ainsi près de 3 000 familles qui vivent de la culture du mastic avec un revenu stable. Mieux, depuis 2000, le prix d’achat au producteur a doublé, passant de 40 à 80€/kg. Un secteur dynamique, donc, malgré la crise économique.

Le mastic est généralement vendu sous sa forme naturelle en petites dragées à « mastiquer ». Consommé ainsi depuis la Grèce antique, il est le premier chewing-gum de l’histoire. On le trouve également en pâte pour les « sous-marins » : ces verres d’eau où l’on plonge une cuillerée de mastic et que l’on boit avec un café turc (ou grec). Si l’on en trouve également dans les « glaces collantes » si courues en Turquie, celles de Chios n’ont pas la même texture. L’élasticité des glaces turques vient en effet de l’ajout de farine de salep, alors que Chios ne connaît que le mastic. Une saveur très prononcée, même dans une glace au chocolat !

Le mastic se retrouve aussi dans les cosmétiques. « Mais c’est le secteur médical que nous cherchons à développer », nous informe Miltiadis Sarantinidis. Les vertus curatives du mastic ont déjà été reconnues contre les infections bactériennes du tube digestif. De nombreuses études scientifiques sont en cours pour démontrer ses autres bienfaits.

Si cette denrée rare fait aujourd’hui le bonheur des producteurs et des curieux, elle a plutôt suscité, par le passé, la convoitise des pirates et des nations voisines. C’est pour cette raison que les charmants petits villages médiévaux dans la région du mastic sont bâtis comme des forteresses. En forme de cercle, une tour de garde se trouve au centre pour abriter les villageois en cas d’attaque, tandis que l’absence d’espace entre les habitations périphériques forment une sorte de muraille naturelle. Une fois trouvée l’une des entrées, parfois encore bien dissimulées comme à Mesta, on apprécie la fraîcheur des ruelles et l’ambiance de petit bourg, comme à Pyrgi où les vieilles dames discutent au pied de leurs maisonnettes décorées de motifs géométriques.

C’est au sortir de la route du mastic que l’on découvre les autres trésors cachés de Chios. Niché au sommet d’une falaise abrupte, le village d’Anavatos ne laisse pas indifférent. On est d’abord stupéfait de le voir flotter sur l’horizon, avant d’être bouleversé par son histoire tragique. En 1822, l’Empire ottoman, qui administra l’île de 1566 à 1912, envoie ses troupes mettre fin aux soulèvements populaires dans les régions grecques. Face à l’arrivée des soldats, 2 500 à 4 000 habitants d’Anavatos préfèrent se jeter dans le vide. Ils sont aujourd’hui moins de 20 à y habiter. Seule une famille y tient un restaurant sympathique. Une lueur d’espoir dans ce que l’on surnomme le « village fantôme ».

Le monastère Néa Moni

Tout près de la ville de Chios, au milieu d’un paysage de collines pelées et de pins grillés par l’incendie d’août 2012, le monastère Néa Moni surprend par sa quiétude et sa simplicité. Construit au XIe siècle, ses mosaïques sont l’œuvre d’artistes de la même école que ceux ayant décoré Sainte-Sophie à Istanbul. À l’entrée, dans une petite chapelle, des crânes de personnes tuées en 1822 sont exposés. On apprend que sur 118 000 habitants, seuls 1 800 ont réchappé au massacre. Un événement qui a connu un fort écho en France avec L’Enfant de Victor Hugo et  Scène des massacres de Scio d’Eugène Delacroix.

A d’autres endroits, la présence ottomane est mise en valeur. On la retrouve surtout dans la ville de Chios, lieu de vie des soldats impériaux en garnison. Si on remarque une fontaine bien conservée sur la place et une jolie mosquée près des jardins publics, ce sont les bains turcs qui attirent l’attention. Situés à l’intérieur du fort qui garde l’entrée du port, ils ont été admirablement rénovés en 2006.

Autres conquérants ayant administrés l’île, les Génois ont aussi laissé leur empreinte. Présents de 1346 à 1566, ces marins hors pair ont ouvert le commerce du mastic au monde et lancé celui des agrumes. Cultivés à Kambos, dans la périphérie sud de la ville de Chios, ils se vendaient à prix d’or. La villa Citrus, ouverte au public, a une terrasse où il fait bon siroter un jus de mandarine frais au son de la roue qui irriguait jadis les orangeraies. En face, la demeure Argentikon accueille en toute discrétion des personnalités de marque. Elle offre le standing d’un grand hôtel dans l’enceinte d’une propriété typiquement génoise : un jardin planté d’agrumes et ceinturé par de hauts murs est orné de fresques de galets noirs et blancs.

Inévitables en vacances, les plages sont à l’image de l’île : préservées et surprenantes. À part la plage de Karfas, banale et bondée, les autres sont isolées et atypiques. Lovées dans de petites criques, il n’est pas nécessaire de traverser cinq rangées de parasols pour atteindre l’eau. Incontournable, la plage de galets noirs de Mavra Volia est une allégorie du bonheur : sublime et apaisante.

 


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